Demain j’allais trahir ma classe et déjà je reniais mon sexe ; cela non plus, mon père ne s’y résignait pas : il avait le culte de la jeune fille, la vraie. Ma cousine Jeanne incarnait cet idéal : elle croyait encore que les enfants naissaient dans les choux. Mon père avait tenté de préserver mon ignorance ; (…) maintenant, il acceptait que je lise n’importe quoi. Si du moins j’avais sauvé les apparences ! Il aurait pu s’accommoder d’une fille exceptionnelle à condition qu’elle évitât soigneusement d’être insolite : je n’y réussis pas. J’étais sortie de l’âge ingrat, je me regardais de nouveau dans les glaces avec faveur ; mais en société, je faisais piètre figure. Mes amies, et Zaza elle-même, jouaient avec aisance leur rôle mondain ; elles paraissaient au « jour » de leur mère, servaient le thé, souriaient, disaient aimablement des riens ; moi je souriais mal, je ne savais pas faire du charme, de l’esprit ni même des concessions. Mes parents me citaient en exemple des jeunes filles « remarquablement intelligentes » et qui cependant brillaient dans les salons. Je m’en irritais car je savais que leur cas n’avait rien de commun avec le mien : elles travaillaient en amateurs tandis que j’avais passé professionnelle. Je préparais cette année les certificats de littérature, de latin, de mathématiques générales, et j’apprenais le grec ; j’avais établi moi-même ce programme, la difficulté m’amusait ; mais précisément, pour m’imposer de gaieté de cœur un pareil effort, il fallait que l’étude ne représentât pas un à-côté de ma vie mais ma vie même : les choses dont on parlait autour de moi ne m’intéressaient pas. Je n’avais pas d’idées subversives ; en fait, je n’avais guère d’idées, sur rien ; mais toute la journée je m’entraînais à réfléchir, à comprendre, à critiquer, je m’interrogeais, je cherchais avec précision la vérité : ce scrupule me rendait inapte aux conversations mondaines. Somme toute, en dehors des moments où j’étais reçue à mes examens, je ne faisais pas honneur à mon père ; aussi attachait-il une extrême importance à mes diplômes et m’encourageait-il à les accumuler. Son insistance me persuada qu’il était fier d’avoir pour fille une femme de tête ; au contraire, seules des réussites extraordinaires pouvaient conjurer la gêne qu’il en éprouvait.

Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée (1958)