Nietzsche 1844-1900 « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite. »

 En quoi nous sommes, nous aussi, encore pieux. – On dit avec juste rai­son que, dans la science, les convictions n’ont pas droit de cité : c’est seulement lorsqu’elles se décident à adopter modestement les formes provisoires de l’hypothèse, du point de vue expérimental, de la fiction régulatrice, qu’on peut leur concéder l’accès du domaine de la connaissance et même leur y reconnaître une certaine valeur – à condition toutefois qu’elles restent sous la surveillance policière de la méfiance. – Mais cela ne revient-il pas, au fond, à dire que c’est uniquement lorsque la conviction cesse d’être conviction qu’elle peut acquérir droit de cité dans la science, La discipline de l’esprit scientifique ne commence­rait-elle pas seulement au refus de toute conviction ?… C’est probable ; reste à savoir si l’existence d’une conviction n’est pas déjà indispensable pour que cette discipline elle-même puisse s’instaurer, et une conviction si impérieuse, si ab­solue qu’elle force toutes les autres à se sacrifier à elle ? On voit par là que la science elle-même repose sur une croyance ; il n’est pas de science « sans pré­supposition ». La question de savoir si la vérité est nécessaire ne doit pas seule­ment avoir trouvé au préalable sa réponse affirmative, cette réponse doit encore l’affirmer de telle sorte qu’elle exprime le principe, la croyance, la conviction que « rien n’est aussi nécessaire que la vérité et que, par rapport à elle, tout le reste n’a d’importance que secondaire ». –

            Qu’est-ce que cette volonté absolue de vérité ? Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper ? Est-ce la volonté de ne point tromper ? Car rien n’empêche d’interpréter aussi de cette seconde manière la volonté de vérité, si l’on admet que « Je ne veux point tromper » comprend comme cas particulier : « Je ne veux pas me tromper ». Mais pourquoi donc ne pas tromper ? Et pourquoi ne pas se laisser tromper ? – Remarquez que les raisons qui répondent à la première de ces questions relèvent d’un tout autre domaine que celles qui répondent à la se­conde : si l’on ne veut pas se laisser tromper, c’est qu’on suppose qu’il est nuisi­ble, dangereux, fatal de l’être, – dans ce sens la science serait une perspicacité soutenue, une précaution, une utilité contre laquelle cependant on serait en droit d’objecter : Qu’est-ce à dire ? Vouloir-ne-pas-se-laisser-tromper, serait-ce réel­lement moins nuisible, moins dangereux, moins fatal ? Que savez-vous a priori du caractère de l’existence pour pouvoir décider que la méfiance absolue pré­sente plus d’avantages que l’absolue confiance ? Et si les deux étaient indispen­sables, une grande confiance, une grande méfiance : où la science ira-t-elle cher­cher son absolue croyance, cette conviction sur laquelle elle repose, que la vérité importe plus que toute autre chose, y compris toute autre conviction. Cette conviction-là précisément n’aurait pu du tout naître, si la vérité et la non-vérité se révélaient constamment utiles l’une en même temps que l’autre : or c’est le cas. Donc la foi en la science, qui existe indubitablement, ne peut avoir son ori­gine dans un calcul utilitaire, elle est née bien plutôt en dépit du fait que l’inutilité et le danger de la « volonté de vérité », de la « vérité à tout prix », sont constamment démontrés. « À tout prix » : oh ! nous comprenons cela parfaite­ment, pour avoir sacrifié et égorgé une croyance après l’autre sur cet autel ! – Par conséquent la « volonté de vérité » signifie non pas : « Je ne veux pas me laisser tromper », mais – il n’y a pas d’autre alternative – « je ne veux pas trom­per, pas même me tromper moi-même » : – nous voilà sur le terrain de la mo­rale.

            Qu’on se demande sérieusement en effet : « Pourquoi ne veux-tu pas trom­per ? » lors même qu’il semble – et c’est bien le cas ! – que la vie n’est faite que pour l’apparence, j’entends pour l’erreur, l’imposture, la dissimulation, l’aveuglement et l’auto-aveuglement, et que d’autre part la grande forme de la vie s’est toujours montrée du côté des polutropoï les moins scrupuleux. Inter­prété avec aménité, ce dessein peut passer pour une donquichotterie, une petite folie d’enthousiaste ; mais il se peut qu’il soit aussi quelque chose de pire : un principe destructeur ennemi de la vie… « Vouloir le vrai », ce pourrait être, se­crètement, vouloir la mort. – Ainsi la question posée : Pourquoi la science ? ra­mène au problème moral : à quoi bon, somme toute, la morale, quand la vie, la nature, l’histoire sont « immorales » ? Sans nul doute, l’esprit véridique, dans ce sens audacieux et suprême que suppose la croyance en la science¸ affirme par là même un autre monde que celui de la vie, de la nature, de l’histoire, et pour au­tant qu’il affirme cet « autre monde », eh bien, ne doit-il pas nier son contraire, ce monde-ci, notre monde ?…

            Mais on aura compris où je veux en venir : c’est encore et toujours sur une croyance métaphysique que repose notre croyance en la science, – et nous autres qui cherchons aujourd’hui la connaissance, nous autres sans dieu et antiméta­physiciens, nous puisons encore notre feu au brasier qui fut allumé par une croyance millénaire, cette croyance chrétienne qui était aussi celle de Platon, la croyance que Dieu est la vérité, que la vérité est divine… Mais que dire, si cela même se discrédite de plus en plus, si rien ne s’avère plus divin, sinon l’erreur, l’aveuglement, et le mensonge – et si Dieu même se révélait comme notre plus durable mensonge ? 

Nietzsche, Le gai savoir, §344