Le critère de la bonne action

La croyance qui accepte, comme fondement de la morale, l’utilité ou principe du plus grand bonheur, tient pour certain que les actions sont bonnes en proportion du bonheur qu’elles donnent, et mauvaises si elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par bonheur on entend plaisir ou absence de souffrance ; par malheur, souffrance et absence de bonheur.

Mill, l’utilitarisme, ch. 2

Vocabulaire

Utilité : Sert à l’accroissement du bonheur de façon directe ou indirecte. A ne pas confondre avec l’usage courant du terme d’utilité qui le réduit à la survie et au confort.

Bonheur : plaisir, satisfaction des désirs. Une vie heureuse est pour Mill une vie faite de nombreux plaisirs variés, de peu de peines, et d’une prédominance de l’activité sur la passivité. 

Objection 1 : l’utilitarisme est une morale de porc

C’est un fait indiscutable que ceux qui connaissent également deux manières de vivre et qui sont également capables de les apprécier et d’en jouir donnent une préférence marquée pour celle qui emploie leurs facultés supérieures. Peu de créatures humaines consentiraient à être transformées en l’un des animaux les plus vils parce qu’on leur promettrait de leur allouer les plaisirs des bêtes ; aucun être humain intelligent ne consentirait à devenir imbécile, aucune personne instruite à devenir ignorante, aucune personne de cœur ou de conscience à devenir égoïste et vile, même s’ils étaient convaincus que l’imbécile, l’ignorant et le vaurien sont plus satisfaits de leur lot qu’eux du leur. Ils ne voudraient pas renoncer pas à ce qu’ils possèdent de plus qu’eux pour la plus complète satisfaction de tous les désirs qu’ils ont en commun avec eux. Si jamais ils imaginent qu’ils le voudraient, c’est seulement dans les situations de malheur si extrêmes que, pour y échapper, ils échangeraient leur lot contre n’importe lequel, même s’il leur paraît indésirable. Un être qui a des capacités supérieures exige plus qu’un être d’un type inférieur pour être heureux, il est probablement capable de souffrir de façon plus aiguë et il est certainement vulnérable sur plus de points. Mais, en dépit de ce handicap, jamais il ne saurait réellement souhaiter tomber dans ce qu’il sent être un degré plus bas d’existence.

Nous pouvons bien donner à cette réticence l’explication que nous voulons ; nous pouvons l’attribuer à l’orgueil, nom qui est donné sans distinction à certains des plus estimables sentiments – et des moins estimables – dont l’humanité est capable ; nous pouvons la ramener à l’amour de la liberté et de l’indépendance personnelle auquel les stoïciens faisaient appel comme à l’un des moyens les plus efficaces pour inculquer cette réticence ; à l’amour du pouvoir ou des sensations fortes (excitement) qui entrent tous les deux pour une part dans cette réticence ou y contribuent. Mais l’appellation la plus appropriée, c’est le sens de la dignité que tous les êtres humains possèdent sous une forme ou sous une autre et que certains possèdent – mais le rapport n’est pas toujours rigoureux – à proportion de leurs facultés supérieures, sens qui est une part si essentielle du bonheur chez ceux chez qui il est intense que rien de ce qui s’y oppose ne pourrait autrement que de façon momentanée être pour eux un objet de désir.

Quiconque suppose que cette préférence est un sacrifice du bonheur, que l’être supérieur, dans des circonstances identiques, n’est pas plus heureux que l’être inférieur, confond deux idées très différentes, l’idée de bonheur (happiness) et l’idée de satisfaction (content). Indiscutablement, l’être dont les capacités de jouissance sont d’un niveau inférieur a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites tandis qu’un être supérieurement doué sentira toujours que le bonheur qu’il recherche, vu la façon dont le monde est constitué, est imparfait. Mais il peut apprendre à supporter ces imperfections, pour peu qu’elles soient supportables et il ne sera pas jaloux d’un être qui, à vrai dire, est inconscient des imperfections parce qu’il ne sent pas tout le bien qu’elles donnent. Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait, il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et, si l’imbécile et le porc sont d’opinions différentes, c’est seulement parce qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question. L’autre partie, pour la comparaison, connaît les deux côtés.

L’utilitarisme, ch. 2

Objection 2 : l’utilitarisme est un immoralisme opportuniste

Encore autre chose : on qualifie quelquefois la doctrine de l’utilité de doctrine immorale en l’appelant doctrine de l’opportunité ; on profite ainsi du sens populaire de ce mot qui en fait le contraire de principe. Mais l’opportunité, dans son sens qui l’oppose au juste, signifie généralement ce qui est avantageux à l’intérêt particulier de l’agent lui-même : par exemple, c’est un ministre qui sacrifie l’intérêt de son pays pour garder sa place. Quand le mot a une signification un peu meilleure, c’est qu’il s’agit d’une chose avantageuse pour atteindre un objet immédiat, temporaire, mais qui viole une règle, dont l’observation est utile à un degré supérieur. L’avantageux, pris dans ce sens, au lieu d’être la même chose que l’utile, est une des branches du nuisible. Ainsi il serait souvent avantageux pour sortir d’un embarras momentané ou pour atteindre un objet immédiatement utile, de dire un mensonge. Mais d’un autre côté la culture, par l’habitude, de notre sens de la véracité est des plus utiles ; l’affaiblissement de ce sens serait des plus nuisibles ; une déviation même involontaire de la vérité a de grandes conséquences ; elle affaiblit la confiance qu’on accorde à la parole de l’homme, confiance sur laquelle est basé tout bien-être social actuel, et dont l’insuffisance fait plus que toute autre chose pour retarder les progrès de la civilisation, de la vertu, de tout ce qui est la base du bonheur humain. Nous sentons que violer une règle d’une si grande utilité pour atteindre un avantage immédiat, n’est pas avantageux ; celui qui, pour sa convenance personnelle ou celle d’un autre, fait ce qu’il peut pour priver la société d’un bien et lui infliger un mal qui dépend du plus ou moins de confiance que mettent les hommes dans la parole les uns des autres, agit comme le pire de leurs ennemis. Cependant cette règle, même sacrée comme elle l’est, admet des exceptions connues de tous les moralistes. La principale est celle-ci : quand l’empêchement d’un fait (comme la découverte d’un malfaiteur, ou l’annonce de mauvaises nouvelles à un malade dangereusement atteint) doit préserver quelqu’un (surtout autre que soi-même) d’un grand mal immérité, et que cet empêchement est seul possible par ce moyen, on peut mentir. Mais pour que cette exception ne s’étende pas, pour qu’elle affaiblisse le moins possible la confiance en la vérité, on doit chercher à connaître et à définir ses limites. Et si le principe d’utilité est bon à quelque chose, cela doit bien être à comparer, à mesurer ces utilités en conflit, et à marquer le moment où l’une l’emporte sur l’autre.

Objection 3 : L’utilitarisme est égoïste

Je dois encore répéter ce que les adversaires de l’utilitarisme ont rarement la justice de reconnaître, c’est que le bonheur qui est le criterium utilitaire de ce qui est bien dans la conduite n’est pas le bonheur propre de l’agent, mais celui de tous les intéressés. Entre le propre bonheur de l’individu et celui des autres, l’utilitarisme exige que l’individu soit aussi strictement impartial qu’un spectateur désintéressé et bienveillant. Dans la règle d’or de Jésus de Nazareth nous trouvons l’esprit complet de la morale de l’utilité. Faire aux autres ce qu’on voudrait que les autres fassent pour vous, aimer son prochain comme soi-même, voilà les deux règles de perfection idéale de la morale utilitaire. Quant aux moyens pour conformer autant que possible la pratique à cet idéal, les voici : il faudrait d’abord que les lois et les conventions sociales fissent que le bonheur ou, pour parler plus pratiquement, que l’intérêt de chaque individu fût autant que possible en harmonie avec l’intérêt général. Ensuite il faudrait que l’éducation et l’opinion qui ont une si grande influence sur les hommes établissent dans l’esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre bonheur et le bien de tous, spécialement entre son propre bonheur et la pratique des règles de conduite négatives et positives prescrites par l’intérêt général. Ainsi l’homme ne concevrait même pas l’idée d’un bonheur personnel allié à une conduite pratique opposée au bien général ; une impulsion directe à promouvoir le bien général pourrait être en chaque individu un des motifs habituels d’action ; les sentiments liés à cette impulsion tiendraient une place importante dans l’existence de toute créature.

Si l’on se représentait la morale utilitaire avec ses vrais caractères, on verrait qu’elle possède tout ce qui recommande les autres systèmes. Je ne sais pas si aucune autre doctrine peut offrir un développement plus beau, plus entraînant de la nature humaine, peut inventer, pour donner de l’efficacité à ses commandements, un ressort d’action inaccessible aux utilitaires.

Les adversaires de l’utilitarisme ne présentent pas toujours ce système sous un jour défavorable. Au contraire, parmi ceux qui ont quelque idée de son caractère désintéressé, il y en a qui trouvent la règle utilitaire trop élevée au-dessus de l’humanité. C’est trop demander au peuple, disent-ils, que de lui demander d’agir toujours en vue de l’intérêt général. Mais c’est confondre la règle d’action avec son motif. C’est l’affaire de la morale de nous dire quels sont nos devoirs ou du moins comment nous devons les connaître ; mais aucun système de morale ne demande que le motif de toutes nos actions soit un sentiment de devoir. Au contraire les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de nos actions sont faites d’après d’autres motifs, et sont bien faites, si la morale ne les condamne pas. Se placer sur ce terrain pour attaquer l’utilitarisme, c’est se placer à un point de vue injuste, puisque les moralistes utilitaires ont été plus loin que tous les autres moralistes, en affirmant que le motif n’a rien à faire avec la moralité de l’action, mais beaucoup avec le mérite de l’agent. Celui qui sauve une créature prête à se noyer fait une chose moralement bonne que son motif d’action soit le devoir ou l’espérance d’être payé de son acte ; celui qui trompe la confiance d’un ami commet un crime, même s’il a pour but de servir un autre ami envers lequel il a de plus grandes obligations qu’envers le premier.

Mais pour en rester aux actions ayant le devoir pour motif, et soumises à la règle utilitaire, c’est mal interpréter cette règle que de penser qu’elle exige que l’homme ait toujours les yeux fixés sur une généralité aussi vaste que le monde ou la société. La grande majorité des actions tend au bonheur individuel dont est composé le bonheur général. La pensée des hommes vertueux ne soit pas s’égarer au-delà d’un cercle limité de personnes, elle ne doit le franchir que pour s’assurer qu’en faisant du bien aux unes, elle ne fait pas tort à d’autres. L’augmentation du bonheur est suivant la morale utilitaire l’objet de la vertu. En général, les occasions de faire le bien sur une grande échelle, de devenir un bienfaiteur public, sont rares : une personne sur mille peut avoir ces occasions pour elle. Et c’est dans ces occasions seulement qu’on doit chercher le bien public. Dans tous les autres cas, c’est l’utilité privée, le bonheur ou l’intérêt de quelques personnes qu’on doit chercher. Ceux dont les actes ont une influence sur la société doivent seuls d’occuper d’un si vaste objet. Dans le cas d’abstention de certains actes, actes que l’on évite par des considérations morales bien qu’ils puissent avoir des conséquences avantageuses dans le cas particulier, il serait indigne (36) d’un agent intelligent de n’avoir pas conscience que l’acte appartient à la classe des actes qui, s’ils étaient pratiqués généralement, seraient généralement nuisibles, et que là est la raison de l’obligation d’abstention. L’intérêt porté au bien public, requis par l’utilitarisme, n’est pas plus grand que dans un autre système de morale ; tous recommandent de s’abstenir de ce qui est manifestement pernicieux pour la société.

L’utilitarisme, Ch. II

Objection 4 : Le bonheur n’est pas la fin ultime de toutes nos actions. On peut également rechercher la gloire, la richesse et la santé. La morale ne peut donc être fondée sur le bonheur car celui-ci n’est pas la seule finalité possible de l’action.

Mais par cela seulement, il n’est pas prouvé qu’il soit le seul criterium. Pour y arriver, il semble qu’on n’ait qu’à suivre la même méthode, et qu’à montrer que non seulement les hommes désirent le bonheur, mais qu’ils ne désirent jamais autre chose. Cependant il est évident qu’ils désirent des choses qui, dans le langage ordinaire, sont bien distinctes du bonheur. Par exemple, ils désirent la vertu, l’absence du vice, non moins réellement que le plaisir et l’absence de souffrance. Le désir de la vertu n’est pas aussi universel que le désir du bonheur, mais comme fait il est aussi incontestable. (…)

Le principe d’utilité n’exige pas qu’un plaisir donné comme la musique, qu’une exemption de souffrance comme la santé, soient considérés comme moyens pour atteindre quelque chose de collectif qu’on appelle bonheur, ni qu’on les désire comme moyens. Ces choses sont désirées et désirables pour elles-mêmes ; elles sont à la fois moyens et parties du but. La vertu, suivant l’utilitarisme, n’est pas naturellement et originairement partie du but, mais est capable de le devenir : elle le devient dans ceux qui l’aiment d’une manière désintéressée ; ceux-là la désirent et la chérissent non comme un moyen de bonheur, mais comme partie de leur propre bonheur. (…) Que dirons-nous par exemple de l’amour de l’argent ? À l’origine on n’a pas dû désirer l’argent plus qu’on ne désirait un tas de cailloux brillants. Il n’a d’autre valeur que celle des choses qu’il paie ; on le désire non pour lui-même, mais pour les choses qu’il permet d’acquérir. Cependant l’amour de l’argent n’est pas seulement une des plus grandes forces motrices de la vie humaine, dans beaucoup de cas on désire l’argent pour lui-même. Le désir de le posséder est souvent plus fort que le désir d’en user, il va toujours grandissant jusqu’à ce qu’il absorbe et domine tous désirs des objets qu’on obtiendrait par lui. On peut alors dire que l’argent n’est pas désiré pour le but où il mène, mais comme partie du but. D’abord moyen d’atteindre le bonheur, il est arrivé à être lui-même un élément principal de la conception individuelle du bonheur. On peut dire la même chose des grands buts de la vie humaine, du pouvoir par exemple, ou de la gloire : il ne faut pas oublier pourtant, qu’à ces deux choses est annexée une certaine somme de plaisir immédiat qu’on pourrait croire naturellement inhérent, ce qu’on ne peut pas dire de l’argent. En outre, ce qui fait le plus grand attrait naturel du pouvoir et de la gloire, c’est l’aide immense donnée par eux pour la réalisation de nos autres désirs. C’est cette forte association établie entre nos autres désirs et les désirs du pouvoir et de la gloire qui donne à ces derniers une intensité particulière, dominante dans certains caractères. Dans ce cas les moyens sont devenus une partie du but, et partie plus importante que celle qui est formée par tous les autres moyens. Ce qui est une fois désiré comme moyen pour atteindre le bonheur, est arrivé à être désiré en soi ; mais il est toujours désiré comme partie du bonheur. La personne est ou croit qu’elle est heureuse par la possession de ce moyen, comme elle se croirait malheureuse si elle le perdait. Le désir dans ce cas n’est pas plus différent du désir du bonheur que l’amour de la musique ou le désir de la santé. Ces choses sont comprises dans le bonheur, elles en sont des éléments. Le bonheur n’est pas une idée abstraite mais bien un tout concret et ces éléments forment quelques-unes de ses parties. Le principe utilitaire sanctionne et approuve qu’il en soit ainsi. La vie serait une pauvre chose, bien dénuée de sources de bonheur, si la nature humaine n’était pas construite de telle sorte que des choses d’abord indifférentes, mais conduisant ou s’associant à la satisfaction de désirs primitifs, deviennent en elles-mêmes des sources de plaisir d’une valeur plus grande en permanence et en intensité que celle des plaisirs primitifs.

Objection 5 : certains préfèrent la vertu au bonheur

La vertu, d’après la conception utilitaire, peut se classer parmi les biens de cette espèce. À l’origine on n’a dû la désirer que parce qu’elle conduisait au plaisir ou surtout écartait la souffrance. Mais une fois l’association formée entre le moyen et le but, on est arrivé à considérer la vertu comme bonne en elle-même, et on l’a désirée avec autant d’intensité que tout autre bien. Seulement il y a entre elle et les autres biens tels que l’amour de l’argent, du pouvoir, de la gloire, cette différence que souvent ces biens rendent l’individu nuisible aux autres, tandis que la culture désintéressée de la vertu rend l’individu bienfaisant pour ses semblables. En conséquence, la doctrine utilitaire, pendant qu’elle tolère et approuve les autres désirs acquis, jusqu’au moment où ils deviennent nuisibles au bonheur général au lieu de l’augmenter, ordonne et demande que la culture développe autant que possible l’amour de la vertu, comme très important pour le bonheur général.

Il résulte des considérations précédentes qu’en réalité on ne désire qu’une chose, le bonheur. Quelle que soit la chose qu’on désire, on ne la désire que comme un moyen qui conduit à quelque but, et par là au bonheur ; on ne désire ce moyen pour lui-même que lorsqu’il est devenu comme une partie du bonheur. (…)

Maintenant il nous faut décider s’il en est réellement ainsi, si l’humanité ne désire rien que ce qui est pour elle le bonheur ou l’absence de souffrance. Nous arrivons ainsi à une question de fait, d’expérience, qui, comme toutes les questions semblables, est résolue par l’évidence. On ne peut la trancher que par la connaissance, l’observation personnelle, consciencieuse, aidée de l’observation des autres. Je crois que ces sources d’évidence consultées avec impartialité montreront que, désirer une chose en la trouvant agréable, en haïr une autre comme désagréable, sont deux phénomènes inséparables ou plutôt deux parties d’un même phénomène, deux manières différentes de nommer un même fait psychologique : penser à un objet comme désirable (à moins qu’on ne le désire que pour ses conséquences) ou penser à lui comme agréable, c’est une seule et même chose ; et désirer une chose sans que ce désir soit proportionné à l’idée de plaisir qui s’y attache, c’est une impossibilité physique et métaphysique.

Ce fait me paraît si évident, que je m’attends à le voir à peine discuté. On ne m’objectera pas que le désir peut avoir un but suprême autre que le plaisir et l’exemption de la souffrance, mais on me dira peut-être que la volonté et le désir sont deux choses différentes. Ainsi, une personne vertueuse ou agissant d’après des intentions fixes réalisera ses intentions sans penser au plaisir qu’elle pourrait prendre en les contemplant ou qu’elle attend de leur réalisation ; et elle persistera à agir ainsi, quand même ces plaisirs devraient diminuer, soit par un changement dans son caractère, soit par une décadence de ses sensations passives, soit par une augmentation dans les souffrances que peut déterminer la réalisation de ses projets. J’admets tout ceci, j’ai déjà montré que j’en étais aussi convaincu que personne. La volonté, le phénomène actif, est différente du désir, état de sensibilité passive ; à l’origine elle était comme le rejeton du désir ; à un moment donné elle s’est détachée du tronc générateur, et a pris racine ailleurs, si bien que souvent au lieu de vouloir une chose parce qu’on la désire, on la désire parce qu’on la veut. Ceci cependant n’est qu’un cas particulier d’un fait bien connu et bien général, la puissance de l’habitude. Beaucoup de choses indifférentes faites d’abord par un motif spécial, sont continuées par habitude. Quelquefois on le fait inconsciemment, la conscience venant seulement après l’action ; d’autrefois ce changement a lieu avec volition consciente, mais volition devenue habituelle, et l’on agit par la force de l’habitude, en opposition peut-être avec la préférence délibérée, comme cela arrive souvent à ceux qui ont contracté des habitudes d’indulgence vicieuse ou nuisible. Enfin, en troisième et dernier lieu vient le cas où l’acte habituel de la volonté, dans un cas individuel, n’est pas en contradiction avec l’intention générale, mais concourt à son accomplissement : c’est le cas de la personne d’une vertu assurée qui poursuit de propos délibéré et constamment une fin déterminée. La distinction entre la volonté et le désir ainsi comprise est un fait psychologique réel d’une grande importance. Mais ce fait se réduit à ceci : la volonté, comme toutes les autres facultés de notre organisation, peut être transformée en habitude ; et alors nous voulons par habitude la chose que nous ne désirons plus pour elle-même, ou que nous désirons seulement parce que nous la voulons. Il n’en est pas moins vrai qu’à l’origine, la volonté est entièrement produite par le désir, si l’on fait signifier à ce mot la haine de la souffrance et l’attraction du plaisir. Laissons de côté la personne qui a la ferme volonté de faire le bien et considérons celle dont la volonté vertueuse est faible, que la tentation peut vaincre, et sur laquelle on ne peut entièrement compter : comment pourra-t-on la rendre plus forte ? comment éveiller ou implanter la volonté d’être vertueux là où cette volonté n’est pas suffisante ? Seulement en faisant que la personne désire la vertu, la voie sous un jour agréable, et non pas pénible. C’est en associant la bonne conduite avec le plaisir, et la mauvaise avec la souffrance, en forçant la personne à reconnaître par sa propre expérience que l’une amène le bonheur, l’autre la souffrance, qu’on peut faire naître cette volonté d’être vertueux, qui, développée, finit par agir sans qu’on pense au plaisir et à la souffrance. La volonté est fille du désir ; elle ne se soustrait à la puissance de son père que pour passer sous celle de l’habitude. Rien ne permet de supposer que ce résultat de l’habitude soit intrinsèquement bon ; il n’y a pas de raison de désirer que le but de la vertu devienne indépendant du plaisir et de la souffrance, à moins que l’influence des associations agréables ou pénibles qui engagent à la vertu ne soit pas suffisante pour qu’on compte sur sa constance infaillible d’action tant qu’elle n’a pas acquis l’appui de l’habitude. L’habitude est la seule chose qui donne de la certitude aux sentiments et à la conduite. Et c’est à cause de l’importance qu’il y a pour les autres à pouvoir compter sur la conduite et les sentiments d’une personne, et pour soi-même de pouvoir compter sur soi, que la volonté de bien faire doit être cultivée dans cette indépendance habituelle. En d’autres termes, cet état de la volonté est un moyen pour arriver au bien, non un bien en lui-même, et il n’est pas en contradiction avec la doctrine, qui enseigne que rien n’est bon pour les hommes, excepté ce qui est un plaisir en soi, ou un moyen d’atteindre le plaisir et d’éviter la souffrance.

Si cette théorie est vraie, le principe d’utilité est prouvé : c’est ce que nous laissons à examiner aux lecteurs qui pensent.

Mill, L’utilitarisme, Ch. IV