Une passion est une existence primitive, ou, si vous le voulez, un mode primitif d’existence et elle ne contient aucune qualité représentative qui en fasse une copie d’une autre existence ou d’un autre mode. Quand je suis en colère, je suis actuellement dominé par cette passion, et, dans cette émotion, je n’ai pas plus de référence à un autre objet que lorsque je suis assoiffé, malade ou haut de plus de cinq pieds. Il est donc impossible que cette passion puisse être combattue par la vérité ou la raison ou qu’elle puisse les contredire; car la contradiction consiste dans le désaccord des idées, considérées comme des copies, avec les objets qu’elles représentent. Ce qui peut d’abord se présenter sur ce point, c’est que, puisque rien ne peut être contraire à la vérité ou la raison sinon ce qui s’y rapporte et que, seuls, les jugements de notre entendement s’y rapportent ainsi, il doit en résulter que les passions ne peuvent être contraires à la raison que dans la mesure où elles s’accompagnent d’un jugement ou d’une opinion. Selon ce principe qui est si évident et si naturel, c’est seulement en deux sens qu’une affection peut être appelée déraisonnable. Premièrement, quand une passion, telle que l’espoir ou la crainte, le chagrin ou la joie, le désespoir ou la confiance, se fonde sur la supposition de l’existence d’objets qui, effectivement, n’existent pas. Deuxièmement, quand, pour éveiller une passion, nous choisissons des moyens non pertinents pour obtenir la fin projetée et que nous nous trompons dans notre jugement sur les causes et les effets. Si une passion ne se fonde pas sur une fausse supposition, et si elle ne choisit pas des moyens impropres à atteindre la fin, l’entendement ne peut ni la justifier ni la condamner. Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse de me ruiner complètement pour prévenir le moindre malaise d’un indien ou d’une personne complètement inconnue de soi. (…) Bref, une passion doit s’accompagner de quelque faux jugement, pour être déraisonnable ; même alors ce n’est pas, à proprement parler, la passion qui est déraisonnable, c’est le jugement. (…) Il est (donc) impossible que la raison et la passion ne puissent jamais s’opposer l’une à l’autre et se disputer le commandement de la volonté et des actes.

HUME, Traité de la nature humaine Livre II, « Des passions »