Cinq modes pour l’épochè[1]

1. Le premier a trait au désaccord : nous trouvons que, sur une proposition qu’on nous met sous les yeux, il y a dans la vie et chez les philosophes un désaccord qu’on ne peut trancher ; et par suite, faute de pouvoir préférer ou repousser, nous aboutissons à la suspension du jugement.

2. Le deuxième, c’est la régression à l’infini : nous disons que la preuve qu’on apporte pour garantir la proposition a besoin d’une autre preuve, et celle-ci d’une autre, à l’infini ; aussi, puisque nous ne savons où commencer le raisonnement, la suspension du jugement est-elle la conséquence naturelle.

3. Le troisième est tiré de la relativité : l’objet apparaît tel ou tel selon celui qui juge et selon les concomitants de l’observation, mais nous nous abstenons de juger ce qu’il est par nature.

4. Le quatrième mode est celui du postulat ou de la position de base : rejetés à l’infini, les Dogmatiques prennent un point de départ qu’ils ne prouvent pas, mais auquel ils jugent digne de donner leur assentiment absolument et sans démonstration.

5. Le cinquième mode est celui du cercle vicieux (diallèle) : ce qui doit confirmer la chose en question a besoin d’être prouvé précisément par la chose en question ; aussi, ne pouvant prendre ni l’un ni l’autre pour trouver l’autre, nous abstenons-nous de juger de l’un et de l’autre.

Il est possible de ramener à ces modes tout ce qui est en question.

Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes (IIIe s.) Extrait de Georges Pascal, Les grands textes de la philosophie


[1] L’épochè désigne la suspension de tout jugement en ce qui concerne le vrai et le faux. Epochè signifie « arrêt, cessation, interruption ».

La théorie de la vérité correspondance tombe-t-elle dans le piège du diallèle ?

La vérité, dit-on, consiste dans l’accord de la connaissance avec l’objet. Selon cette simple définition de mot, ma connaissance doit donc s’accorder avec l’objet pour avoir valeur de vérité. Or, le seul moyen que j’ai de comparer l’objet avec ma connaissance, c’est que je le connaisse. Ainsi ma connaissance doit se confirmer elle-même; mais c’est bien loin de suffire à la vérité. Car puisque l’objet est hors de moi et que la connaissance est en moi, tout ce que je puis apprécier, c’est si ma connaissance de l’objet s’accorde avec ma connaissance de l’objet. Les anciens appelaient diallèle un tel cercle dans la définition. Et effectivement, c’est cette faute que les sceptiques n’ont cessé de reprocher aux logiciens; ils remarquaient qu’il en est de cette définition de la vérité comme d’un homme qui ferait une déposition au tribunal et invoquerait comme témoin quelqu’un que personne ne connaît, mais qui voudrait être cru en affirmant que celui qu’il invoque comme témoin est un honnête homme. Reproche absolument fondé, mais la solution du problème en question est totalement impossible pour tout le monde.

Kant, Logique