Point de départ : une croyance morale puisée dans le sens commun
L’exemple du marchand. « Il est sans doute conforme au devoir que le débitant n’aille pas surfaire le client inexpérimenté, et même c’est ce que ne fait jamais dans tout grand commerce le marchand avisé ; il établit au contraire un prix fixe, le même pour tout le monde, si bien qu’un enfant achète chez lui à tout aussi bon compte que n’importe qui. On est donc loyalement servi ; mais ce n’est pas à beaucoup près suffisant pour qu’on en retire cette conviction que le marchand s’est ainsi conduit par devoir et par des principes de probité ; son intérêt l’exigeait, et l’on ne peut pas supposer ici qu’il dût avoir encore par surcroît pour ses clients une inclination immédiate de façon à ne faire, par affection pour eux en quelque sorte, de prix plus avantageux à l’un qu’à l’autre. Voilà donc une action qui était accomplie, non par devoir, ni par inclination immédiate, mais seulement dans une intention intéressée. Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée.«
Kant, Fondement de la Métaphysique des mœurs
Justification et fondement de l’intuition que l’on a de notre devoir
Il n’y a donc qu’un impératif catégorique, et c’est celui-ci : Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.
Un autre se voit poussé par le besoin à emprunter de l’argent. Il sait bien qu’il ne pourra pas le rendre, mais il voit bien aussi qu’on ne lui prêtera rien s’il ne s’engage ferme à s’acquitter à une époque déterminée. Il a envie de faire cette promesse ; mais il a aussi assez de conscience pour se demander : n’est-il pas défendu, n’est-il pas contraire au devoir de se tirer d’affaire par un tel moyen ? Supposé qu’il prenne cependant ce parti ; la maxime de son action signifierait ceci : quand je crois être à court d’argent, j’en emprunte, et je promets de rendre, bien que je sache que je n’en ferai rien. Or il est fort possible que ce principe de l’amour de soi ou de l’utilité personnelle se concilie avec tout mon bien-être à venir ; mais pour l’instant la question est de savoir s’il est juste. Je convertis donc l’exigence de l’amour de soi en une loi universelle, et j’institue la question suivante : qu’arriverait-il si ma maxime devenait une loi universelle ? Or je vois là aussitôt qu’elle ne pourrait jamais valoir comme loi universelle de la nature et s’accorder avec elle-même, mais qu’elle devrait nécessairement se contredire. Car admettre comme une loi universelle que tout homme qui croit être dans le besoin puisse promettre ce qui lui vient à l’idée, avec l’intention de ne pas tenir sa promesse, ce serait même rendre impossible le fait de promettre avec le but qu’on peut se proposer par-là, étant donné que personne ne croirait à ce qu’on lui promet, et que tout le monde rirait de pareilles démonstrations, comme de vaines feintes. »
Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs
Vocabulaire de Kant
Impératif catégorique/Impératif hypothétique : Il existe selon Kant une loi morale objective et universelle qui régit et fonde l’ensemble de nos devoirs, cette loi est l’impératif catégorique : il s’agit d’un principe inconditionnel dont la valeur est absolue. Les impératifs hypothétiques ne valent au contraire que dans certaines conditions. Leur valeur, par définition incertaine, est relative aux fins poursuivies ainsi qu’aux aléas de l’expérience. Par exemple : les règles du bonheur sont des impératifs hypothétiques. Ils n’ont donc pas de valeur morale à proprement dit.
Le devoir : Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi morale.
Maxime morale : c’est un principe subjectif que l’agent se donne à lui-même comme règle d’action.
Liberté au sens de l’autonomie : Pour Kant, seule une action morale est véritablement libre puisqu’elle est autonome. En effet, agir par devoir, c’est agir d’après ce que me dicte ma seule raison. A l’inverse, lorsque j’agis d’après des motivations étrangères à ma raison, je me soumets au règne des sentiments, de la sensibilité, ou de l’autorité d’autrui (hétéronomie). Vivre moralement, c’est inscrire mon existence sous la gouvernance de ma raison seule.
En quoi donc peut bien consister la liberté de la volonté, sinon dans une autonomie, c’est‑à‑dire dans la propriété qu’elle a d’être à elle-même sa loi.
Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs
Suppléments (pour aller plus loin)
Par inclination ne vaut pas mieux que par intérêt. « Être bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si portées à la sympathie, que même sans un autre motif de vanité ou d’intérêt elles éprouvent une satisfaction intime à répandre la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du contentement d’autrui en tant qu’il est leur œuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle action, si conforme au devoir, si aimable qu’elle soit, n’a pas cependant de valeur morale véritable, qu’elle va de pair avec d’autres inclinations, avec l’ambition par exemple qui, lorsqu’elle tombe heureusement sur ce qui est réellement en accord avec l’intérêt public et le devoir, sur ce qui par conséquent est honorable, mérite louange et encouragement, mais non-respect ; car il manque à la maxime la valeur morale, c’est-à-dire que ces actions soient faites, non par inclination, mais par devoir. Supposez donc que l’âme de ce philanthrope soit assombrie par un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d’autrui, qu’il ait toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres malheureux, mais qu’il ne soit pas touché de l’infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces conditions, tandis qu’aucune inclination ne l’y pousse plus, il s’arrache néanmoins cette insensibilité mortelle et qu’il agisse, sans que ce soit sous l’influence d’une inclination, uniquement par devoir, alors seulement son action a une véritable valeur morale. »
Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs
Sacré devoir ! « Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d’agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclames la soumission, qui cependant ne menaces de rien de ce qui éveille dans l’âme une aversion naturelle et l’épouvante pour mettre en mouvement la volonté, mais poses simplement une loi qui trouve d’elle-même accès dans l’âme et qui cependant gagne elle-même malgré nous la vénération (sinon toujours l’obéissance), devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu’ils agissent contre elle en secret ; quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son origine, la condition indispensable de la seule valeur que les hommes peuvent se donner eux-mêmes ?
Ce ne peut être rien de moins que ce qui élève l’homme au-dessus de lui-même (comme partie du monde sensible), ce qui le lie à un ordre de choses que l’entendement seul peut concevoir et qui en même temps commande à tout le monde sensible et avec lui à l’existence, qui peut être déterminée empiriquement, de l’homme dans le temps à l’ensemble de toutes les fins (qui est uniquement conforme à ces lois pratiques et inconditionnées comme la loi morale). Ce n’est pas autre chose que la personnalité, c’est-à-dire la liberté et l’indépendance à l’égard du mécanisme de la nature entière, considérée cependant en même temps comme un pouvoir d’un être qui est soumis à des lois spéciales, c’est-à-dire aux lois pures pratiques données par sa propre raison, de sorte que la personne comme appartenant au monde sensible, est soumise à sa propre personnalité, en tant qu’elle appartient en même temps au monde intelligible. Il n’y a donc pas à s’étonner que l’homme, appartenant à deux mondes, ne doive considérer son propre être, relativement à sa seconde et à sa plus haute détermination, qu’avec vénération et les lois auxquelles il est en ce cas soumis, qu’avec le plus grand respect. »
Kant, Critique de la raison pratique (1788)