Nous en venons maintenant à l’examen de deux questions : une sur la manière dont les règles de justice sont établies par l’artifice des hommes, l’autre sur les raisons qui nous déterminent à attribuer une beauté et une laideur morales à l’obéissance ou à la désobéissance à ces règles. Ces raisons apparaîtront plus tard comme distinctes. Nous commencerons par la première.

De tous les animaux qui peuplent ce globe, il n’en est aucun envers lequel la nature semble, à première vue, s’être exercée plus cruellement qu’envers l’homme, avec les innombrables besoins et nécessités dont elle l’a accablé et les faibles moyens qu’elle lui offre pour y subvenir. Chez les autres créatures, ces points se compensent généralement l’un l’autre. Si notre considérons comme le lion est un animal vorace et carnivore, nous le découvrirons aisément comme très nécessiteux mais, si nous tournons notre regard vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son courage, ses membres et sa force, nous trouverons que ses avantages sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et le bœuf sont privés de tous ces avantages mais leur appétit est modéré et leur nourriture s’acquiert aisément. C’est chez l’homme seul que la conjonction de l’infirmité et de la nécessité est poussée au plus haut point. Non seulement la nourriture qui est nécessaire à sa subsistance s’enfuit quand il la recherche et l’approche, ou, du moins, requiert son travail pour être produite, mais il doit posséder des vêtements et une habitation pour se défendre contre les intempéries ; quoique, à le considérer en lui-même, il ne soit pourvu ni d’armes, ni de force, ni d’autres aptitudes naturelles qui puissent à quelque degré répondre à de si nombreux besoins.

C’est par la société seule qu’il est capable de suppléer à ses déficiences et de s’élever jusqu’à une égalité avec les autres créatures et même d’acquérir une supériorité sur elles. Par la société, toutes ses infirmités sont compensées et, quoique, dans cette situation, ses besoins se multiplient à tout moment, ses aptitudes, cependant, se développent toujours davantage et le rendent à cet égard plus satisfait et plus content qu’il ne pourrait jamais le devenir dans cet état sauvage et solitaire. Quand chaque individu travaille séparément et seulement pour lui-même, sa force est trop faible pour exécuter un ouvrage important et, sa peine étant employée à subvenir à tous ses différents besoins, il n’atteint jamais la perfection dans un art particulier ; et, comme sa force et sa réussite ne sont pas tout le temps égales, le moindre défaut dans l’un ou l’autre de ces points s’accompagne d’une ruine et d’un malheur inévitables. La société fournit un remède à ces trois inconvénients. Par la conjonction des forces, notre pouvoir s’accroît, par la répartition des tâches, nos capacités se développent et, par l’aide réciproque, nous sommes moins exposés à la fortune et aux accidents. C’est par ce supplément de force, de capacité et de sécurité que la société devient avantageuse.

Pour former la société, il faut non seulement qu’elle soit avantageuse mais aussi que les hommes soient conscients de ces avantages et il est impossible que, dans leur état sauvage et sans culture, ils soient jamais capables, par l’étude et la réflexion seules, d’atteindre cette connaissance. C’est donc le plus heureusement [du monde] qu’il se joint à ces nécessités dont les remèdes sont lointains et obscurs une autre nécessité qui, ayant un remède présent et plus évident, peut justement être regardée comme le principe premier et originel de la société humaine. Cette nécessité n’est autre que l’appétit naturel entre les sexes qui les unit et conserve leur union jusqu’à ce qu’apparaisse un nouveau lien, le souci de leur progéniture commune. Ce nouveau souci devient aussi un principe d’union entre les parents et la progéniture et forme une société plus nombreuse où les parents gouvernent grâce à l’avantage de leur supériorité de force et de sagesse et où, en même temps, ils sont limités dans l’exercice de leur autorité par l’affection naturelle qu’ils portent à leurs enfants. En peu de temps, l’accoutumance et l’habitude, agissant sur l’esprit tendre des enfants, les rendent sensibles aux avantages qu’ils peuvent retirer de la société et les façonnent par degrés, érodant les rudes aspérités et les affections contraires qui empêchent leur coalition. (…)

J’ai déjà remarqué que la justice naît de conventions humaines et que ces conventions visent à être un remède à certains inconvénients qui proviennent du concours de certaines qualités de l’esprit humain et de la situation des objets extérieurs. Ces qualités de l’esprit sont l’égoïsme et la générosité limitée et cette situation des objets extérieurs est leur changement facile joint à leur rareté si on les compare aux besoins et aux désirs de l’homme. Mais, si les philosophes se sont peut-être égarés dans leurs spéculations, les poètes ont été guidés plus infailliblement par un certain goût ou commun instinct qui, dans la plupart des genres de raisonnements, va plus loin qu’aucun art et qu’aucune philosophie que nous ayons connus jusqu’alors. Ils perçoivent aisément que si chaque homme considérait autrui avec tendresse ou si la nature avait abondamment subvenu à tous nos besoins et désirs, la jalousie d’intérêt que la justice suppose n’aurait pas existé et qu’il n’y aurait eu aucune occasion de distinguer et de limiter la propriété et la possession comme il est à présent d’usage dans l’humanité. Poussez à un degré suffisant la bienveillance des hommes ou la bonté de la nature et vous rendrez la justice inutile en la remplaçant par de plus nobles vertus et par des bienfaits de plus grande valeur. L’égoïsme de l’homme est animé par le peu de possessions que nous avons en proportion de nos besoins et c’est pour limiter l’égoïsme que les hommes ont été obligés de se séparer de la communauté et de distinguer leurs propres biens des biens d’autrui.

Il n’est nul besoin d’avoir recours aux fictions des poètes pour apprendre cela mais, outre la raison de la chose, nous pouvons découvrir la même vérité à partir de l’expérience et de l’observation courantes. Il est aisé de remarquer qu’une affection cordiale rend toutes les choses communes entre amis et que les gens mariés, en particulier, perdent mutuellement leur propriété et ne connaissent pas le mien et le tien qui sont si nécessaires dans la société et qui y causent tant de troubles. Le même effet naît d’un changement dans les circonstances où se trouve l’humanité, comme quand il y a une abondance telle de toutes choses pour satisfaire tous les désirs des hommes que la distinction des propriétés se perd entièrement et que toutes les choses demeurent en commun. C’est ce que nous pouvons observer avec l’air et l’eau, quoiqu’il s’agisse des objets de la plus grande valeur. On peut aisément conclure que si les hommes disposaient de toutes choses dans la même abondance ou si chacun avait la même affection et la même tendresse pour tous les autres que pour lui-même, la justice et l’injustice seraient également inconnues parmi les hommes. Il y a donc ici une proposition qui, je pense, peut être considérée comme certaine, que c’est seulement de l’égoïsme et de la générosité limitée joints à la parcimonie avec laquelle la nature a pourvu l’homme pour ses besoins que la justice tire son origine. Si nous regardons en arrière, nous trouverons que cette proposition donne une force supplémentaire à certaines des observations que nous avons déjà faites sur ce sujet.

Hume, Traité de la nature humaine, t.3, II, s.2

Certains penseurs ont affirmé que la justice naît de conventions humaines et qu’elle procède du choix volontaire, du consentement ou des combinaisons des hommes. Si, par convention, on entend ici promesse (et c’est le sens le plus habituel du mot), il ne peut rien y avoir de plus absurde que cette thèse. L’observation des promesses est elle-même l’une des parties les plus importantes de la justice et nous ne sommes certainement pas tenus de tenir parole parce que nous avons donné notre parole de la tenir. Mais, si par convention on entend un sentiment de l’intérêt commun ; et ce sentiment, chaque homme l’éprouve dans son cœur ; et il en remarque l’existence chez ses compagnons ; et il s’en trouve engagé, par coopération avec les autres hommes, dans un plan et un système général d’actions, qui tend à servir l’utilité publique ; il faut alors avouer qu’en ce sens la justice naît de conventions.

Hume, Essais moraux et politiques (1741)

Justice : principe d’égalité, mesure garantissant également le droit de chacun. 

Loi : prescrit à une communauté d’homme ce qu’il convient de faire pour que s’établissent entre les hommes des relations justes et profitables pour tous.