• L’inversion des valeurs 

Critique de la morale de décadence. — Une morale « altruiste », une morale où s’étiole l’amour de soi — est, de toute façon, un mauvais signe. Cela est vrai des individus, cela est vrai, avant tout, des peuples. Le meilleur fait défaut quand l’égoïsme commence à faire défaut. Choisir instinctivement ce qui est nuisible, se laisser séduire par des motifs « désintéressés », voilà presque la formule de la décadence. « Ne pas chercher son intérêt » — c’est là simplement la feuille de vigne morale pour une réalité toute différente, je veux dire physiologique : « Je ne sais plus trouver mon intérêt… » Désagrégation des instincts ! — C’en est fini de l’homme quand il devient altruiste. — Au lieu de dire naïvement : « Je ne vaux plus rien », le mensonge moral dit, dans la bouche du décadent : « Il n’y a rien qui vaille, — la vie ne vaut rien… » Un tel jugement finit par devenir un grand danger, il a une action contagieuse, — sur tout le sol morbide de la société abonde une végétation tropicale d’idées, tantôt sous forme de religion (christianisme), tantôt sous forme de philosophie (schopenhauérisme). Il arrive qu’une telle végétation d’arbres venimeux, nés de la pourriture, empoisonne la vie par ses émanations, durant des siècles. »

Nietzsche, Crépuscule des idoles, Flâneries inactuelles, 35

En effet, avec nos « vertus » modernes, nous sommes ridicules au-delà de toute mesure… La diminution des instincts hostiles et qui tiennent la défiance en éveil — et ce serait là notre « progrès » — ne représente qu’une des conséquences de la diminution générale de la vitalité : cela coûte cent fois plus de peine, plus de précautions de faire aboutir une existence si dépendante et si tardive. Alors on se secourt réciproquement, alors chacun est, plus ou moins, malade et garde-malade. Cela s’appelle « vertu » — : parmi les hommes qui connurent une vie différente, une vie plus abondante, plus prodigue, plus débordante on l’aurait appelé autrement, « lâcheté » peut-être, « bassesse », « morale de vieille femme »… Notre adoucissement des mœurs — c’est là mon idée, c’est là si l’on veut mon innovation — est une conséquence de notre affaiblissement ; la dureté et l’atrocité des mœurs peuvent être, au contraire, la suite d’une surabondance de vie. Car alors on peut risquer beaucoup, affronter beaucoup, et aussi gaspiller beaucoup. Ce qui autrefois était le sel de la vie serait pour nous un poison… Pour être indifférents — car cela aussi est une forme de la force — nous sommes également trop vieux et venus trop tard : notre morale de compassion contre laquelle j’ai été le premier à mettre en garde, cet état d’esprit que l’on pourrait appeler de l’impressionnisme moral, est plutôt une expression de la surexcitabilité physiologique propre à tout ce qui est décadent. Ce mouvement qui, avec la morale de pitié schopenhauerienne, a tenté de se présenter avec un caractère scientifique — tentative très malheureuse — est le mouvement propre de la décadence en morale et comme tel il est très parent de la morale chrétienne. Les époques vigoureuses, les cultures nobles virent dans la pitié, dans l’ « amour du prochain », dans le manque d’égoïsme et d’indépendance quelque chose de méprisable. — Il faut mesurer les temps d’après leurs forces positives — et, ce faisant, cette époque de la Renaissance, si prodigue et si riche en fatalité, apparaît comme la dernière grande époque, et nous, nous autres hommes modernes, avec notre anxieuse prévoyance personnelle et notre amour du prochain, avec nos vertus de travail, de simplicité, d’équité et d’exactitude — notre esprit collectionneur, économique et machinal, — nous vivons dans une époque de faiblesse. Cette faiblesse produit et exige nos vertus…

Nietzsche, Crépuscule des idoles, Flâneries inactuelles, 37

  • Critique de la morale de l’intention 

Durant la plus longue période de l’histoire humaine — on l’appelle les temps préhistoriques — on jugeait de la valeur et de la non-valeur d’un acte d’après ses conséquences. L’acte, par lui-même, entrait tout aussi peu en considération que son origine. Il se passait à peu près ce qui se passe encore aujourd’hui en Chine, où l’honneur ou la honte des enfants remonte aux parents. De même, l’effet rétroactif du succès ou de l’insuccès poussait les hommes à penser bien ou mal d’une action. Appelons cette période la période prémorale de l’humanité. L’impératif « connais-toi toi-même » était alors encore inconnu. Mais, durant les derniers dix mille ans, on en est venu, peu à peu, sur une grande surface du globe, à ne plus considérer les conséquences d’un acte comme décisives au point de vue de la valeur de cet acte, mais seulement son origine. C’est, dans son ensemble, un événement considérable qui a amené un grand affinement du regard et de la mesure, effet inconscient du règne des valeurs aristocratiques et de la croyance à l « origine », signe d’une période que l’on peut appeler, au sens plus étroit, la période morale : ainsi s’effectue la première tentative pour arriver à la connaissance de soi-même. Au lieu des conséquences, l’origine. Quel renversement de la perspective ! Certes, renversement obtenu seulement après de longues luttes et des hésitations prolongées ! Il est vrai que, par là, une nouvelle superstition néfaste, une singulière étroitesse de l’interprétation, se mirent à dominer. Car on interpréta l’origine d’un acte, dans le sens le plus précis, comme dérivant d’une intention, on s’entendit pour croire que la valeur d’un acte réside dans la valeur de l’intention. L’intention serait toute l’origine, toute l’histoire d’une action. Sous l’empire de ce préjugé, on se mit à louer et à blâmer, à juger et aussi à philosopher, au point de vue moral, jusqu’à nos jours. — Ne serions-nous pas arrivés, aujourd’hui, à la nécessité de nous éclairer encore une fois au sujet du renversement et du déplacement général des valeurs, grâce à un nouveau retour sur soi-même, à un nouvel approfondissement de l’homme ? Ne serions-nous pas au seuil d’une période qu’il faudrait, avant tout, dénommer négativement période extra morale ? Aussi bien, nous autres immoralistes, soupçonnons-nous aujourd’hui que c’est précisément ce qu’il y a de non-intentionnel dans un acte qui lui prête une valeur décisive, et que tout ce qui y paraît prémédité, tout ce que l’on peut voir, savoir, tout ce qui vient à la « conscience », fait encore partie de sa surface, de sa « peau », qui, comme toute peau, cache bien plus de choses qu’elle n’en révèle. Bref, nous croyons que l’intention n’est qu’un signe et un symptôme qui a besoin d’interprétation, et ce signe possède des sens trop différents pour signifier quelque chose par lui-même. Nous croyons encore que la morale, telle qu’on l’a entendue jusqu’à présent, dans le sens de morale d’intention, a été un préjugé, une chose hâtive et provisoire peut-être, de la nature de l’astrologie et de l’alchimie, en tous les cas quelque chose qui doit être surmonté. Surmonter la morale, en un certain sens même la morale surmontée par elle-même : ce sera la longue et mystérieuse tâche, réservée aux consciences les plus délicates et les plus loyales, mais aussi aux plus méchantes qu’il y ait aujourd’hui, comme à de vivantes pierres de touche de l’âme.

Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, §32

  • La fonction de la morale

« Instinct du troupeau. — Là où nous rencontrons une morale, nous trouvons une appréciation et une hiérarchie des pulsions et des actions humaines. Ces appréciations et ces hiérarchies sont toujours l’expression des besoins d’une communauté et d’un troupeau : ce qui lui est utile au premier titre — et au second et au troisième —, cela est aussi l’étalon suprême de la valeur de tous les individus. La morale induit l’individu à devenir fonction du troupeau et à ne s’attribuer de valeur que comme fonction. Les conditions de conservation d’une communauté ayant été très différentes d’une communauté à l’autre, il y eut des morales très différentes ; et eu égard aux transformations essentielles que les troupeaux et les communautés, les États et les sociétés, sont encore sur le point de connaître, on peut prophétiser qu’il y aura encore des morales très divergentes. La moralité est l’instinct du troupeau dans l’individu. »

Nietzsche, Le Gai Savoir, §116

« [L]a moralité n’est rien d’autre (et donc, surtout, rien de plus) que l’obéissance aux mœurs, quelles qu’elles soient ; or les mœurs sont la façon traditionnelle d’agir et d’apprécier. Dans les situations où ne s’impose aucune tradition, il n’y a pas de moralité ; et moins la vie est déterminée par la tradition, plus le domaine de la moralité diminue. L’homme libre est immoral parce qu’il veut en tout dépendre de lui-même et non d’une tradition : pour toutes les formes de l’humanité primitive, “mauvais” est synonyme d’“individuel”, “libre”, “arbitraire”, “inhabituel”, “imprévu”, “imprévisible”. […] Toute action individuelle, toute manière de voir individuelle provoque l’effroi ; on ne peut évaluer ce qu’ont dû souffrir au cours de l’histoire les esprits les plus rares, les plus raffinés, les plus originaux, à être ainsi toujours considérés comme mauvais et dangereux, bien plus, à s’être toujours considérés eux-mêmes ainsi. Sous la domination de la moralité des mœurs, toutes les formes d’originalité ont pris mauvaise conscience : jusqu’à cette heure, l’horizon des meilleurs en est devenu encore plus sombre qu’il n’aurait dû. »

Nietzsche, Aurore, §9

  • Sur la conscience et la mauvaise conscience 

Tous les instincts qui n’ont pas de débouché, que quelque force répressive empêche d’éclater au-dehors, retournent en dedans — c’est là ce que j’appelle l’intériorisation de l’homme : de cette façon se développe en lui ce que plus tard on appellera son “âme”. Tout le monde intérieur, d’origine mince à tenir entre cuir et chair, s’est développé et amplifié, a gagné en profondeur, en largeur, en hauteur, lorsque l’expansion de l’homme vers l’extérieur a été entravée. Ces formidables bastions que l’organisation sociale a élevés pour se protéger contre les vieux instincts de liberté — et il faut placer le châtiment au premier rang de ces moyens de défense — ont réussi à faire se retourner tous les instincts de l’homme sauvage, libre et vagabond — contre l’homme lui-même. La rancune, la cruauté, le besoin de persécution — tout cela se dirigeant contre le possesseur de tels instincts : c’est là l’origine de la “mauvaise conscience”. L’homme qui par suite du manque de résistances et d’ennemis extérieurs, serré dans l’étau de la régularité des mœurs, impatiemment se déchirait, se persécutait, se rongeait, s’épouvantait et se maltraitait lui-même, cet animal que l’on veut “domestiquer” et qui se heurte jusqu’à se blesser aux barreaux de sa cage, cet être que ses privations font languir dans la nostalgie du désert et qui fatalement devait trouver en lui un champ d’aventures, un jardin de supplices, une contrée dangereuse et incertaine, — ce fou, ce captif aux aspirations désespérées, devint l’inventeur de la “mauvaise conscience”.

Nietzsche, Généalogie de la morale, II, 16