L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l’a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d’aiguillage a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu’il devrait être, dans ce qui en fait l’essence.

Allons plus loin. Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche » et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l’homme sur la planète. Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l’extension s’était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux

Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale.

Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel.

Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932)

Mystique : aspiration morale de l’homme à être libre au sens de l’émancipation à l’égard des contraintes de la nature.

Mécanique : phénomène technique.

Questions guide pour l’analyse et la synthèse 

            §1 — La technique procède d’une aspiration morale et spirituelle

1. Quelles sont ces aspirations morales de l’homme qui nécessitent le recours à la technique et qui lui donnent son sens et sa raison d’être ?

2. Est-ce, selon vous, conforme à ce que l’on peut observer du monde technique moderne ?
Donnez des exemples pour illustrer votre propos.

3. Comment Bergson explique-t-il l’écart qui existe entre les effets réels et observables de la technique et les effets qu’elle devrait avoir ?


§2 et §3 — La technique comme agrandissement du corps

1. Quel rapport Bergson établit-il entre la technique et le corps, et plus généralement entre la technique et la nature, la technique et la vie ?
Peut-on dire que c’est un rapport d’opposition ? Illustrez avec des exemples.

2. Quelle est cette démesure, cette disproportion entre l’âme et le corps que Bergson met en évidence ?
Définissez les notions d’âme et de corps.

3. En quoi cette disproportion explique-t-elle les dérives de la technique ?
Illustrez votre réponse avec des exemples. Et de quelles dérives, précisément, s’agit-il ?


§4 — Le renversement dialectique : c’est finalement la technique qui exige une mystique

1. Pourquoi la technique exige-t-elle finalement une morale ?

2. Qu’est-ce qui justifie ce renversement dialectique ?

3. Comment comprenez-vous l’expression « supplément d’âme » ?