La perception sensible et la science
Le monde de la perception, c’est-à-dire celui qui nous est révélé par nos sens et par l’usage de la vie semble à première vue le mieux connu de nous puisqu’il n’est pas besoin d’instruments ni de calculs pour y accéder, et qu’il nous suffit, en apparence, d’ouvrir les yeux et de nous laisser vivre pour y pénétrer. Pourtant ce n’est là qu’une fausse apparence. Je voudrais montrer dans ces causeries qu’il est dans une large mesure ignorée de nous tant que nous demeurons dans l’attitude pratique ou utilitaire
Ceci est particulièrement vrai en France. C’est un trait non seulement des philosophies françaises mais encore de ce qu’on appelle un peu vaguement l’esprit français, de reconnaître à la science et aux connaissances scientifiques une valeur telle que toute notre expérience vécue du monde se trouve d’un seul coup dévalorisée. Si je veux savoir ce que c’est que la lumière, n’est-ce pas au physicien que je dois m’adresser ? N’est-ce pas lui qui me dira si la lumière est, comme on l’a pensé un bombardement de projectiles incandescents, ou, comme on l’a cru aussi, une vibration de l’éther, ou enfin, comme l’admet une théorie plus récente, un phénomène assimilable aux oscillations électromagnétiques ? À quoi servirait-il ici de consulter nos sens, de nous attarder à ce que notre perception nous apprend des couleurs, des reflets et des choses qui les portent, puisque, de toute évidence, ce ne sont là que des apparences, et que seul le savoir méthodique du savant, ses mesures, ses expériences peuvent nous faire sortir des illusions où vivent nos sens et nous faire accéder à la vraie nature des choses ? Le progrès du savoir n’a-t-il pas consisté à oublier ce que nous disent les sens naïvement consultés et qui n’a pas de place dans un tableau vrai du monde, sinon comme une particularité de notre organisation humaine dont la science physiologique rendra compte un jour, comme elle explique déjà les illusions du myope ou du presbyte. Le monde vrai, ce ne sont pas ces lumières, ces couleurs, ce spectacle de chair que me donnent mes yeux, ce sont les ondes et les corpuscules dont la science me parle et, qu’elle retrouve derrière ces fantasmes sensibles.
Descartes disait même que par le seul examen des choses sensibles et sans recourir aux résultats des recherches savantes, je peux découvrir l’imposture de mes sens et apprendre à ne me fier qu’à l’intelligence. Je dis que je vois un morceau de cire. Mais qu’est-ce donc au juste que cette cire ? Assurément, ce n’est ni la couleur blanchâtre, ni l’odeur de fleur qu’elle a peut-être encore gardée, ni cette mollesse que mon doigt sent, ni ce bruit mat que fait la cire quand je la laisse tomber. Rien de tout cela n’est constitutif de la cire, puisqu’elle peut perdre toutes ces qualités sans cesser d’exister, par exemple si je la fais fondre et qu’elle se transforme en un liquide incolore, sans odeur appréciable et qui ne résiste plus à mon doigt. Je dis cependant que la même cire est encore là. Comment faut-il donc l’entendre ? Ce qui demeure en dépit du changement d’état, ce n’est qu’un fragment de matière sans qualités, et à la limite une certaine puissance d’occuper de l’espace, de recevoir différentes formes, sans que ni l’espace occupé ni la forme reçue soient aucunement déterminés. Voilà le noyau réel et permanent de la cire. Or il est manifeste que cette réalité de la cire ne se révèle pas aux sens tout seuls, car eux m’offrent toujours des objets d’une grandeur et d’une forme déterminées. La vraie cire ne se voit donc pas par les yeux. On ne peut que la concevoir par l’intelligence. Quand je crois voir la cire de mes yeux, je ne fais que penser à travers les qualités qui tombent sous les sens la cire toute nue et sans qualités qui est leur source commune. Pour Descartes, donc, et cette idée est demeurée longtemps toute-puissante dans la tradition philosophique en France, la perception n’est qu’un commencement de science encore confuse. Le rapport de la perception à la science est celui de l’apparence à la réalité. Notre dignité est de nous en remettre à l’intelligence qui nous découvrira seule la vérité du monde.
Quand j’ai dit tout à l’heure que la pensée et l’art moderne réhabilitent la perception et le monde perçu, je n’ai naturellement pas voulu dire qu’ils niaient la valeur de la science, soit comme instrument du développement technique, soit comme école d’exactitude et de vérité. La science a été et reste le domaine où il faut apprendre ce que c’est qu’une vérification, ce que c’est qu’une recherche scrupuleuse, ce que c’est que la critique de soi-même et des préjugés propres. Il était bon qu’on attendît tout d’elle dans un temps où elle n’existait pas encore. Mais la question que la pensée moderne pose à son égard n’est pas destinée à lui contester l’existence ou à lui fermer aucun domaine. Il s’agit de savoir si la science offre ou offrira une représentation du monde qui soit complète, qui se suffise, qui se ferme en quelque sorte sur elle-même de telle sorte que nous n’ayons plus aucune question valable à nous poser au-delà. Il ne s’agit pas de nier ou de limiter la science ; il s’agit de savoir si elle a le droit de nier ou d’exclure comme illusoires toutes les recherches qui ne procèdent pas comme elle mesures, comparaisons et ne se concluent pas des lois telles que celles de la physique classique enchaînant telles conséquences à telles conditions. Non seulement cette question-là ne marque aucune hostilité à l’égard de la science, mais encore c’est la science elle-même, dans ses développements les plus récents, qui nous oblige à la poser et nous invite à répondre négativement.
Merleau-Ponty, Extrait des Causeries
L’exemple du miel
Il y a même des qualités, très nombreuses dans notre expérience, qui n’ont presque aucun sens si l’on met à part les réactions qu’elles suscitent de la part de notre corps. Ainsi du mielleux. Le miel est un fluide ralenti ; il a bien quelque consistance, il se laisse saisir, mais ensuite, sournoisement, il coule des doigts et revient à lui-même. Non seulement il se défait aussitôt qu’on l’a façonné, mais encore, renversant les rôles, c’est lui qui se saisit des mains de celui qui voulait le saisir. La main vivante, exploratrice, qui croyait dominer l’objet, se trouve attirée par lui et engluée dans l’être extérieur. Une qualité comme le mielleux – et c’est ce qui la rend capable de symboliser tout une conduite humaine – ne se comprend que par le débat qu’elle établit entre moi comme sujet incarné et l’objet extérieur qui en est le porteur ; il n’y a, de cette qualité, qu’une définition humaine.
Merleau-Ponty, Extrait des Causeries